Arbres à l'Estaque
1908

Musée Cantini

Huile sur toile 46 x 33 cm, Centre Georges Pompidou, Musée national d'art moderne, Dépôt au Musée Cantini, Inv. AM 4214 P89

Raoul Dufy rejoint en 1900 son ami Friesz à Paris et s’inscrit dans l’atelier de Bonnat à l’Ecole des Beaux-Arts. Il s’intéresse aux impressionnistes et post-impressionnistes et commence à exposer en 1903 au Salon des Indépendants. Sous l’influence de Matisse, Dufy et Marquet, qui peignent ensemble sur la côte normande, optent pour la couleur et comptent avec Friesz parmi les premiers acteurs du Fauvisme. Dufy expose avec eux au Salon d’Automne de 1906 et 1907.

Plus d'une trentaine de peintures peuvent être attribuées au séjour à l'Estaque de 1908 (sans compter celles réalisées à Marseille même), que l'on connaît mieux depuis la réapparition de certaines œuvres et de nouvelles sources épistolaires. Les trois peintures acquises par le musée attestent combien Dufy éprouvait la nécessité de recomposer son tableau, modifiant d'infimes parties, prouvant le climat d'expérimentation de cette fructueuse période. Une lettre à Fernand Fleuret écrite à l'Estaque fournit de précieux renseignements sur son état d'esprit du moment : « Je me suis remis à la peinture, avec beaucoup d'huile à cause de la rouille. (…) J'ai mis beaucoup d'ordre dans ma tête. J'ai la force d'aller doucement et puis je me garde des élucubrations dont je ne pourrais contrôler la raison. Je veux compter avec mes moyens, je mets à tout cela une grande patience et une attention égale, de sorte que les joies que j'ai eu (sic) du travail depuis quelque temps font que je me considère avec moins de dégoût (1). »

Touché par des problèmes pécuniaires, Dufy parcourt le Midi après avoir visité l'exposition organisée en hommage à Cézanne au Salon d'Automne de 1907 et arrive à Marseille peu avant le 20 octobre ; il avait déjà fait de précédents séjours dans la cité phocéenne en 1904 et 1905. Il quitte Marseille pour La Ciotat au début du mois de décembre 1907 suivant de peu Braque et Friesz qui venaient d'y passer l'été. Ces derniers se rendent à l'Estaque où Braque reste, semble-t-il, jusqu'au début du mois de novembre. De toute évidence, Dufy est probablement au courant de la présence de ses amis non loin de là pour que – lorsque la nécessité se fasse sentir, il quitte La Ciotat pour l'Estaque, lieu déjà mythique par la présence de Cézanne et dont Braque lui a sans doute rapporté les attraits.

Ces nouvelles données permettent d'avancer que Dufy ne rejoint pas Braque à l'Estaque comme nous le pensions, mais que c'est ce dernier qui le rejoint avant le 1er juin 1908 alors que la présence de Dufy est attestée avant le 14 avril ; cette précision a son importance car elle permet de comprendre les deux « manières » de peindre de l'artiste durant ce séjour, avec ou sans Braque. En effet, si Dufy est probablement venu à l'Estaque à l'instigation de ce dernier, il y réalise seul durant près d'un mois et demi des peintures intégrant des motifs décoratifs comme les balustres, les feuillages stylisés, les vases, faisant plus de place à l'arabesque, souvenir de son dessin fauve ; au contact de Braque, il adopte un style plus structuré et géométrique. Les tableaux qu'il peint avec lui sont clairement identifiables par une simplification et une géométrisation des volumes associés à une réduction de sa palette à des ocres et des verts, proches des propres réalisations de Braque, en particulier la série des arbres et des routes (Arbres à l'Estaque, Arcades à l'Estaque, legs Dufy 1966).

En revanche, Pins à l'Estaque est conforme à ce qu'il écrit à son ami Fleuret : « Malgré tous mes efforts pour un retour à des choses anciennes, mes études, celles que je préfère, prennent un tour décoratif, arabesque et transposition. » L'explosion colorée et le mouvement des arbres sur la droite et sur la gauche du tableau suscitent une sensation de bonheur et de plénitude rarement atteinte par les rigoureuses exigences de la palette cubiste. L'aquarelle que le musée possède illustre le travail attentif de Dufy sur le motif ; il y a en effet peu de modifications entre le dessin et son aboutissement à l'huile, sinon une plus grande stylisation de la végétation sans éviter certains repentirs.

Terrasse à l'Estaque, dont le motif dominant de la balustre au premier plan – probablement celle de la terrasse de l'Hôtel de la Falaise qui domine la baie – tend à inverser la perspective de manière à donner une impression d'un plan unique tout en simulant une certaine profondeur par le dégradé des tons, est plus décoratif que son pendant par la présence de feuillage aux coins supérieurs. La version de Marseille s'oppose à la rigueur cézannienne de celle conservée dans une collection privée (Laffaille n°1846). L'idée de ce tableau est perceptible dans un dessin préparatoire où déjà le motif arabesque du garde-corps s'associe au mouvement circulaire qu'il retient de l'arrière-plan. Plus que Braque peut-être, Dufy affirme sa liberté dans l'élaboration de ses peintures pré-cubistes, insufflant une grande souplesse dans ses formes et donnant une intensité plus importante à ses couleurs.

Quand Braque le rejoint au début du mois de juin, ses tableaux tendent à resserrer l'espace et le sujet, comme c'est le cas pour L'Usine dont la géométrie cubiste est plus visible. Le dessin préparatoire indique que l'idée première était une route tournante ; dans les deux versions peintes que nous connaissons de L'Usine, Dufy substitue au clocher d'une église, la cheminée d'une usine, dont la verticalité accentuée par l'ocre rouge fait converger le regard. Le cadrage est plus resserré dans la version du musée et les tonalités sont plus assourdies dans celle de la collection Kocher qui traduit une plus grande simplification des formes. Dufy, par l'importance qu'il accorde, dans la version de Marseille, aux toits de l'usine au détriment du pignon de la maison de gauche, avec un contraste plus affirmé de ses couleurs, indique qu'il s'affranchit du cubisme de Braque dont le motif est entièrement recomposé mentalement.

Le séjour de Dufy, qui peut avoir duré cinq mois et demi, semble avoir été un moment d'expériences multiples oscillant entre un certain cézannisme et les thèmes décoratifs auxquels il restera finalement fidèle, exprimant ainsi son doute face aux rigueurs du premier cubisme.

(1) Catalogue de l'exposition « L'Estaque, naissance du paysage moderne 1870/1910 », Musée Cantini, Marseille, 1994, Paris, éditions Rmn, p.235

Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. RMN-GP